La traversée


Vous connaissez le bonheur particulier de se trouver à bord d’un bateau, d’un train, d’une voiture, en route pour quelque part – et peu importe pour où : on rentre chez soi, on va vers une destination inconnue, on part retrouver des amis, on commence un long voyage, on fait un rapide aller-retour… Sur le pont du bateau en plein dans le vent humide ; dans le train la tête appuyée contre la vitre ; dans la voiture à la place du mort, la meilleure ; dans le silence du mouvement – personne n’attend rien de nous, on a le droit de laisser venir, de laisser être. On se déplace sans bouger, on est déplacés, on passe. On peut dormir. On peut regarder. On peut se souvenir. On est dans le temps et l’espace de la traversée.
            Ce n’est pas de l’attente, ce n’est pas de l’action. Parfois cela ressemble à de la rêverie, à de la contemplation, à de l’ennui. L’expérience n’est pas toujours la même. Mais c’est toujours l’expérience d’être entre, et cet « être entre », ce n’est pas vraiment être – verbe flou, statisme absurde – ; c’est une expérience où « être » devient « passer », « traverser ».
             Cela ressemble à d’autres expériences étrangement mouvantes : en coulisses, juste avant d’entrer en scène jouer un personnage de théâtre, passer de soi à ce personnage. Dans un pays étranger, ou dans un cours de langue, découvrir pas à pas, mot à mot, une langue nouvelle, quand on s’est laissé régresser à ne plus savoir parler et qu’on réapprend, dans l’émerveillement incantatoire de chaque syllabe. Et puis aussi : écouter de la musique ; regarder une œuvre d’art ; lire un poème. Déplacement de l’esprit. Libération par le mouvement. On n’a plus à rester enfermer dans l’être, on est dans la traversée, en route pour quelque part.




James Whistler, The Lagoon, Venice: Nocturne in Blue and Silver

2 commentaires:

  1. Nacelle dans la nuit

    "Lancée au cœur de la nuit, la voiture glisse sur un châssis de brume. Cônes de lumière, entonnoirs dorés trouant la nuit noire.
    Seule au monde.
    A tout moment peut surgir un chevreuil apeuré de la masse indistincte du bois. La campagne, gros ours tapi dans le lointain,n’existe qu’en creux. Dans l’habitacle qui fend l’obscurité, elle se fait mienne. Vertige d’immensité et de solitude, tout semble possible. ...."

    Extrait d'un petit texte personnel , curieux, non ?

    Marie-Brigitte Ruel

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    1. La traversée de la forêt, la masse des arbres, la présence invisible des animaux...: source inépuisable d'images ! Dante au début de la Divine comédie. Tout est possible, même l'impossible.

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