Mes poèmes : "le Ministre, le Recteur et les épouses"


Il est rare qu’un article de journal m’inspire un poème, mais là, c’était le cas.
Je ne sais pas si on peut parler de poème politique, mais ça s’en rapproche. En général, je trouve très dur de mêler visée politique et écriture poétique de façon réussie. Mais c’est une direction qu’il m’intéresse d’explorer.
Le texte a été publié dans le poézine foutraque et sympathique de Patrice Maltaverne, Traction-Brabant.


le Ministre, le Recteur et les épouses
(d’après un article de Véronique Soulé dans Libération, mai 2008)

Dans le journal d’aujourd’hui,
une image du bonheur :
la photo souriante d’une embrassade
entre un Ministre et un Recteur.

Le Ministre a remis une médaille
prestigieuse au Recteur.
Le Recteur visiblement s’est dit
que sa vie avait valu le coup.

Le Ministre s’est fendu d’un
discours, il a énoncé des
vérités universelles :
« Il n’y a pas de grande carrière sans les épouses. »

Les épouses toutefois ne sont pas
sur la photo. Sur la photo,
le Ministre et le Recteur
embrassent eux-mêmes et leur carrière,

pas leurs épouses.
Le Ministre a remis sa médaille sans revers,
le Recteur a bombé ses seins plats cravatés,
le bonheur est passé, une photo l’a prouvé.          


Daumier, Les avocats

Un poème de Pascal Quignard dans une traduction de Pierre Alféri


Un mythe grec intemporel qui dit la puissance de la musique, la mort et l'amour perdu ; un poème écrit en latin par Pascal Quignard ; une traduction en français de Pierre Alferi : magnifique. Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur une splendeur pareille.



Terreur – 
il tourna les yeux vers l’arrière
les yeux séduits
par la luxuriance – une friche
– il emprunta dans un profond silence
un sentier qui montait 
abrupt obscur
bordé de nuées opaques 
– une parole. 


Terrassante 


Pascal Quignard, Inter, Argol (2011) ;
traduction Pierre Alferi

Tableau d'Anselm Kiefer


Vide-poche : Gary Winogrand, Fellini, Matisse

Je suis tombée sur cette formule lumineuse du photographe américain Gary Winogrand lors d'une exposition :


"I photograph to find out what something looks like when photographed."
 (Je photographie pour savoir à quoi quelque chose ressemble quand c’est photographié.)
 
Je crois que je ne saurais pas mieux exprimer ce qui me pousse à écrire un poème : j'écris pour savoir à quoi quelque chose ressemble quand c’est écrit.


— D'autres grands artistes ont d'ailleurs fait des remarques pas très différentes. Glanées au hasard : 

Fellini: Je vais à une histoire pour savoir ce qu’elle va me raconter. (Dans 8 1/2)
 Matisse: Il faut toujours suivre le désir de la ligne…


Photo Gary Winogrand

Mes poèmes : poésie du frigo


Une année, l’une de mes colocataires avait reçu en cadeau une boîte de « magnetic poetry » : un lot de mots écrits sur des magnets à poser sur le frigo, afin de poétiser un peu en attendant que la soupe soit prête.
Ce tout petit texte n’est donc pas du tout un haïku tronqué, mais un texte d’un genre nouveau : une poésie du frigo.


il faut écarter la pluie
pour palper le vent


Kiki Smith, Wallpaper

Mes poèmes : "hélas assez ri"


Quand j’ai vraiment commencé à écrire des poèmes, c’était juste pour moi – par curiosité, par plaisir, par impulsion, par défi, et aussi parce que je n’avais plus d’appareil photo et que j’avais envie quand même envie de prendre des photos d’une manière ou d’une autre.
Je ne pensais pas du tout publier quoi que ce soit au départ (je sais, tout le monde dit ça).
Et puis, inévitablement, l’envie m’est venue petit à petit. On se sent ridicule au bout de quelque temps à parler tout seul.
Voici le premier de mes textes à avoir été publié, en même temps qu’un autre, dans la revue Poésie sur Seine - une revue ouverte aux débutants. C’était un texte de commande en quelque sorte, puisqu’il fallait écrire à partir d’un thème donné, le rire.


hélas assez ri
assez de ces
rires en série
éclats, larmes, pelures

assez marré
bouches macérées
dents acérées
les ris sont largués

hélas faces hilares
baleines, bossus, perdus
gorges déployées
sans amarres

c’est l’heure de rire mou
c’est l’heure de mourir
ce n’est plus l’heure de rire



Chris Klapper, Bling

Une traduction : deux poèmes de Theodore Roethke


Comme beaucoup d’autres, avant de me mettre à vraiment poétiser moi-même, j’ai fait mes premiers essais (connu mes premiers bonheurs) grâce à la traduction.
Voici un auteur américain du milieu du 20e siècle, peu connu en France : Theodore Roethke, poète des floraisons excessives sous les serres, des tiges coupées, du pourrissement organique qui nourrit la terre et les hommes.




Tailles

Des tiges assoupies dodelinent sur un terreau sucré,
Leur fourrure brindille, compliquée, sèche ;
Pourtant les boutures délicates continuent à amadouer l’eau ;
Les petites cellules gonflent ;

Un noyau de croissance
Pousse du nez une miette d’humus ;
A travers une enveloppe moisie
Pointe une pâle corne vrillée.

 

Tailles, plus tard

Ce désir, cette lutte, cette résurrection des branches sèches,
Des tiges coupées qui s’évertuent à reprendre pied,
Quel saint aura fourni un tel effort,
Se sera dressé sur des membres ainsi mutilés pour vivre à nouveau ?

Je les entends, sous la terre, sucer et sangloter,
Dans mes veines, dans mes os je le sens –
Les eaux ténues qui remontent,
Les grains serrés qui s’écartent enfin.
Quand les germes font surface,
Glissants comme des poissons,
Je vacille, je tends aux commencements, moite de mon enveloppe.


Traduction © Murièle Camac



"From below", photo Michael McCarthy

 

Un poème d'Apollinaire: "Les colchiques"


Je lis Apollinaire depuis maintenant vingt ans et à chaque fois, c’est le même étonnement, le même enchantement. Apollinaire, c’est un peu comme la pizza, même quand ce n’est pas bon c’est quand même bon. Et quand c’est bon… c’est vraiment exceptionnel…


Les colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne


 Dessin de Egon Schiele

Un poème d'Emily Dickinson: "Certaine clarté oblique..." (texte anglais et traduction de Claire Malroux)


La première fois que j’ai lu Emily Dickinson, les dix premières minutes, je n’ai pas du tout aimé. Des tirets partout, une syntaxe anglaise resserrée presque à la limite du possible ; je me disais « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » J’ai continué à lire et j’ai été bouleversée. La syntaxe resserrée comme un nœud douloureux, les mots disjoints par la respiration contemplative des tirets, des virgules, la densité inouïe des poèmes. Une densité non de diamant mais de lumière d’après-midi d’hiver. Je me disais « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » J’ai lu et quelques semaines plus tard, je me mettais sans savoir pourquoi à écrire un poème moi aussi, et puis un autre, et encore un autre, des poèmes qui n’étaient pas bons et je le savais mais, pour la première fois, cela ne suffisait plus à me donner envie d’arrêter.



Certaine clarté oblique,
L’après-midi d’hiver –
Oppresse, comme la Houle
Des Hymnes Liturgiques –

Céleste blessure, elle ne laisse
Aucune cicatrice,
Mais une intime différence –
Là où les Sens, résident

Nul ne peut l’enseigner – Non –
C’est le Sceau du désespoir –
Une affliction impériale
Que des Airs on nous envoie –

Elle vient, le Paysage écoute –
Les Ombres – retiennent leur souffle –
Elle s’en va, on dirait la Distance
Sur la Face de la Mort –

Traduction de Claire Malroux, Poésie Gallimard, 2007


There's a certain Slant of light,
Winter Afternoons -
That oppresses, like the Heft
Of Cathedral Tunes –

Heavenly Hurt, it gives us -
We can find no scar,
But internal difference,
Where the Meanings, are –

None may teach it - Any -
'Tis the Seal Despair -
An imperial affliction
Sent us of the Air-

When it comes, the Landscape listens -
Shadows - hold their breath -
When it goes, 'tis like the Distance
On the look of Death -

Blue Girl, oeuvre de Kiki Smith