On n’est pas sérieux quand...


Le dernier numéro (le 172) de Décharge me fait l’honneur de me mettre en couverture pour ma participation à la “Chronique du Furet”. J’y parle du manque de visibilité des poètes femmes en France. Curieusement, la France, qui aime à se faire le héraut de l’Egalité, est toujours en retard quand l’Egalité concerne les femmes. Il n’y a pas que les pays anglo-saxons, la Russie ou l’Allemagne qui font honneur, et depuis longtemps, aux poètes femmes ; même en Italie ou en Grèce, par exemple, elles semblent jouir du même crédit que les poètes hommes. En France, cela n’est visiblement pas le cas. Pourquoi ? Il est grand temps que ça change. 
(Un complément à l'article est à lire sur la page Repérage du site Décharge).



On n’est pas sérieux quand on est une femme


Mathias Lair, dans sa chronique du numéro 166 de Décharge intitulée « La poésie et la question sociale », rappelait avec grande justesse que l’origine sociale de la plupart de nos poètes est la bourgeoisie — même si, observe-t-il, il semble souvent presque indécent et vulgaire de le faire remarquer. Il n’y a pas de honte à être issu de la bourgeoisie, évidemment. Sans la bourgeoisie, nous n’aurions pratiquement pas de littérature, ni art, ni musique, ni cinéma, ni rien ou presque : personnellement, j’adore la bourgeoisie. Mais il est important de ne pas faire comme si la plupart de nos poètes n’avaient pas de milieu social, ou un milieu social neutre (ce qui ne veut rien dire).
Je voudrais pour ma part rappeler autre chose : que le sexe de la plupart de nos poètes est masculin. Là non plus, il n’y a pas de honte, évidemment. Personnellement, tout comme j’adore la bourgeoisie, j’adore les hommes, à qui on doit beaucoup. Mais il est important de ne pas faire comme si la plupart de nos poètes n’avaient pas de sexe, ou un sexe neutre (ce qui ne veut rien dire non plus). La question du sexe, de même que la question de la classe sociale, ne me paraît en rien anodine, triviale, ni indigne des intérêts supérieurs de la poésie. C’est une question éminemment politique, or la poésie, comme toute forme d’art ou de « culture », est éminemment politique.
Ce qui fait que la poésie est politique, c’est précisément qu’elle se situe dans une distance nécessaire par rapport à la vie sociale et politique. C’est qu’elle choisit de ne pas être dans l’action, mais ailleurs : « en avant » peut-être, comme le dit Rimbaud ; à l’écart, de toute façon.
Or se mettre à l’écart, faire un pas de côté par rapport à un lieu – par rapport à un centre –, cela implique de venir de ce centre. Pratiquer la poésie en faisant un pas de côté par rapport au lieu de l’action politique, cela implique de venir de ce lieu politique central. En d’autres termes, cela implique d’être un homme, d’être de la bourgeoisie. La plupart des femmes, des ouvriers, des paysans, sont d’emblée exclus du centre social et politique, d’emblée à l’écart, à la marge. Comment peut-on faire un écart par rapport à la marge ? Au-delà de la marge, il n’y a rien, il n’y a plus de page sur quoi écrire.
Tout est possible, bien sûr. Emily Dickinson, souverainement marginale (femme, vieille fille, recluse, impubliée, oubliée) prouve qu’on peut créer une poésie des sommets sans jamais avoir fréquenté le centre social et politique, en étant née et toujours restée à l’écart.
En fait, le vrai problème est sans doute plutôt celui-ci : comment être prise au sérieux si l’on ne vient pas d’abord du centre ? Si l’on n’est pas d’abord connue comme un être social et politique ? Ce problème existe toujours. Il reste plus difficile d’être prise au sérieux comme poète si l’on est une femme.
On ne peut pas s’en empêcher, on est programmé ainsi : un nom d’homme inspire plus confiance. Une photo de (vieil) homme en quatrième de couverture d’un livre, et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, d’un recueil de poésie, fait plus sérieux qu’une photo de (jeune) femme. Je sais que moi-même, par réflexe, je ne peux pas m’empêcher de penser ainsi – ou disons que je ne m’en empêche que par une démarche rationnelle consciente et volontaire. Etre féministe est d’abord un effort sur soi-même de tous les instants.
Les femmes poètes ne sont pas considérées de la même façon que leurs homologues hommes, elles ne bénéficient pas de la même exposition, de la même publicité, des mêmes occasions de trouver un public. Ce n’est pas de la paranoïa, c’est un constat. Regardons simplement, dans les librairies qui ont le bon goût de mettre en avant des ouvrages de poésie sur leurs présentoirs (bravo à elles), combien de recueils portent des noms de femmes sur la couverture. Un sur dix, en moyenne ?
Je n’ai pas voulu parler en l’air, j’ai donc fait un recensement assez systématique, sur une période relativement courte – quelques semaines – des auteurs dont les ouvrages sont mis en avant au rayon « poésie » des bonnes librairies (ou bibliothèques) que je fréquente. Voici le résultat de mon enquête.

Le 16/06/16 à la bibliothèque Marguerite Audoux, Paris 3e (fonds poésie) 
FEMME : 1/19 (Emily Dickinson)
Le 21/06/16 à la librairie La Belle aventure, Poitiers 
FEMMES : 3/13 (Sophie Rabau – Mireille ThomasMaria Polydouri)
Le 23/06/16 à la librairie L’Arbre à lettres, Paris 11
FEMME : 0/8
Le 24/06/16 à la librairie Folies d’encre, Montreuil 
FEMMES : 2/8 (Irène GayraudAlbane Gellé)
Le 2/07/16 à la librairie Les Cahiers de Colette, Paris 4
FEMME : 1/8 (Inger Cristensen)
Le 08/07/16 à la librairie L’Ecume des pages, Paris 6[en vitrine] 
FEMME : 1/10 (Emily Dickinson)
Le 12/07/16 à la librairie Compagnie, Paris 5e
FEMME : 1/21 (Françoise Armengaud, auteure d’une anthologie, et non poète elle-même)
Le 12/07/16 à la librairie Gibert, Paris 5
FEMME : 1/13 (Odile Massé)
Le 18/07/16 à la librairie Le Comptoir des mots, Paris 20
FEMMES : 2/10 (Anne-Marie Albiach – Inger Cristensen)
Le 30/07/16 à la librairie Tschann, Paris 6
FEMMES : 2/10 (Lisa RobertsonAgnès Rouzier)

Total : 14/120, soit 11,6 %. J’avais donc bien raison : un sur dix, en moyenne.
Ce n’est pas la qualité des auteurs femmes qui est en cause : elles ne sont ni moins bonnes ni moins mauvaises que les hommes. Pour les siècles passés (xixe siècle et avant), je comprends et j’admets que les femmes soient très peu représentées en tête de gondole : les conditions historiques faisaient qu’elles ne publiaient, et sans doute n’écrivaient, pas. Je concède donc un inévitable déséquilibre.
Cependant la plupart des auteurs vendus sont du xxe ou du xxie siècle. Or pour ce qui concerne la poésie contemporaine, et même pour celle du xxe siècle, rien ne permet de justifier une telle sous-exposition systématique. Rien !
Alors, bien sûr, je remercie les librairies mentionnées, qui font du très bon travail, et qui ont le courage de proposer de la poésie. J’ai toujours très grand plaisir à leur faire une petite visite. Mais pour que ce plaisir ne soit plus mêlé d’amertume, je voudrais une chose : que leurs libraires prennent conscience de la discrimination qu’ils pratiquent sans y penser, et certainement sans le vouloir. Eux, mais aussi nous tous, les lecteurs, les critiques, les universitaires, les gens.
Les femmes écrivent, lisons-les. Sérieusement.

Mosaïques de Zeugma en Turquie

Sarah Kéryna, « Le temps de rien »


La poésie d'une comédienne : celle de la marseillaise Sarah Kéryna. Des petits bouts de phrases parlés, comme ça. Des petits bouts de vie et de mort collés ensemble.

 


Une brûlure au palais.
Le correcteur d’orthographe.
Comme les vieilles l’après-midi en semaine au cinéma.


Les chrysanthèmes ont-ils tenu ?
Qui a dit que les morts ne parlent plus ?
Que la terre est muette ?

Sur la place fin novembre on regarde les arbres.
Le soleil cogne :
 « Même les oiseaux ils comprennent rien ».


Est-ce que tout s’en va ?


Un meuble neuf dans la salle de bains.
Et un aspirateur qui remarche.
Et : « c’est le corps qui parle ».
Et être dans les délais c’est être encore en vie.


La pluie, la terre mouillée,
la forte odeur de feuilles de buis, le froid des pierres comme
la peau des morts.


Dans le matin lent, s’étirer.
Le jour par la fenêtre.
Je n’aurai jamais de balcon.


Sarah Kéryna, D’un été l’autre précédé de Le temps de rien, éditions Contre-pied, 2012

© Claire Soubrane